L’offrande du pain et du sel

Russie – La tradition de bienvenue : l’offrande du pain et du sel

Comme les Compagnons du Devoir, j’ai voyagé sur les deux hémisphères et ai accompli mon Tour.  « Ne pas voyager, c’est comme s’arrêter à la première page d’un livre » disait  Socrate. J’ai tourné de nombreuses pages du livre de ma vie et je garde gravé dans mon cœur et ma mémoire ces moments inoubliables de partage fraternel avec des hommes hier encore inconnus, de cultures et de races différentes. Mes pas m’ont aussi conduit vers la Russie et l’Asie Centrale, au contact de la culture russe dont la littérature avait enchanté mon adolescence. Le peuple russe est plus particulièrement fidèle à des traditions ancestrales et il en est une qui revêt une grande importance : l’offrande de bienvenue du Pain et du Sel.

La tradition russe 

Carte postale russe ancienne illustrant une jeune fille en habit traditionnel russe (Safaran Сарафан) et châle (Шаль) avec motifs floraux, présentant sur le pas de la porte de sa maison (Isba Хижина), le grand pain rond russe, sa forme rappelant le soleil, symbole slave ancien du Svarog [1] (сварог). Ce grand pain, le Karavaï (Каравай), est préparé pour les grandes occasions lorsqu’un visiteur de marque ou un voyageur est invité à partager le repas de la famille ou pour la célébration d’un mariage. Sur le pain, qui repose sur un beau linge brodé, se trouve un petit pot de sel. A partir du XIX ème siècle, dans les familles aisées, ces pots à sel devinrent de petites « chaises à sel » (voir ci-dessous), fabriquées par d’éminents orfèvres russes.

L’offrande du pain et du sel est une ancienne coutume russe lorsqu’un invité franchit le pas de la porte de l’isba [2] pour la première fois. L’invité rompt alors le pain et en imprègne de sel un morceau à partir du pot à sel posé sur le Karavaï et le mange.

Cet acte de consommer ensemble le pain et le sel est le symbole de sceller une amitié durable, ayant valeur de communion et de fraternité. Refuser de participer à cette cérémonie pourrait offenser le sentiment d’hospitalité de l’hôte.

Lors des mariages, les mamans des mariés leur offrent le pian et le sel. Une tradition dit que c’est celui qui a le plus gros morceau qui sera le maître du nouveau foyer, celui qui portera le tablier, en quelque sorte !

Le symbole du pain

Le pain en Russie a valeur de symbole car cela a été pendant des centaines d’années la nourriture principale du peuple russe. Le pain était considéré comme un symbole de fertilité et de richesse, lié à l’idée du travail dur et long. 

Pour les cérémonies de mariage [3], seule une femme mariée, heureuse en mariage, avait le droit de préparer le Karavaï. Les slaves croyaient que la femme était capable de transmettre une partie de son bonheur aux nouveaux mariés par le Karavaï. Par contre le Karavaï ne pouvait être mis au four que par un homme marié. Parfois le Karavaï était tellement gros que pour le sortir du four, il fallait le démonter ce dernier. On ne rompait ni ne mordait dans le pain de cérémonie. Il fallait l’embrasser trois fois. Il était découpé seulement lors du festin, de plus seul un enfant pouvait manier le couteau. Pour les obsèques le Karavaï accompagnait chacun par la cérémonie du pain et du sel pour le dernier voyage du défunt.

Le symbole du sel

Le sel quant à lui faisait partie du légendaire russe et semblait protéger les individus des forces maléfiques. C’était une rareté et coûtait fort cher, car il permettait de conserver les aliments, poissons et viandes. Le sel était autrefois si précieux qu’on le stockait à Moscou dans un entrepôt fortifié, dans la Solianka (Улица Солянка), la rue au Sel, une rue du centre de Moscou. La rue tire son nom de l’hôtel du sel (russe : соль – sol’) qui se dressait depuis le milieu du XVIIe siècle et jusqu’en 1733 à l’emplacement de l’actuel n° 1/2.

Un proverbe latin datant du Moyen-Âge : Amicitia pactum salis (L’amitié est un pacte de sel) exprime que l’amitié doit s’établir lentement et être toujours durable. D’ailleurs, Pactum salis  (pacte de sel), se retrouve plusieurs fois dans les livres saints, pour caractériser une alliance inviolable et sacrée, vraisemblablement par allusion au fait que le sel empêche la corruption des aliments.

La Chaise à sel (Стул для соль)

Comme indiqué précédemment les pots à sel, de facture artisanale, posés sur le pain rond (Karavaï),  furent remplacés à partir du XIX ème siècle dans les familles russes aisées par des « chaises à sel » en argent, parfois appelées aussi « trônes à sel », fabriquées par d’éminents orfèvres. La structure de ces objets, puisant ses origines dans la vie rurale russe, représente la maison russe, « l’isba », un lien important avec la vie des paysans russes. Dans l’imaginaire [4] du paysan russe (moujik [5]), l’isba est un être vivant. Les noms de ses différentes parties sont tirés des noms des parties du corps humain (par exemple Окно, la fenêtre, vient de Око l’œil…). A l’instar d’un être humain, elle voit, elle entend, elle a des sensations. Cette idée a été de tout temps une source d’inspiration pour le folklore russe et les racines de ces croyances sont très profondes. Les « chaises à sel », n’ont pas échappé à cette influence. Malgré son origine rurale, le concept s’étendit alors à la fin du XIX ème siècle vers les villes où des orfèvres réputés [6] les fabriquèrent en argent. Le plus connu d’entre eux fut Alexander Josifovich Fuld (Moscou 1862-1917).

La chaise, qui contenait le sel,  comportait un petit rabat avec charnière pour en permettre l’accès. Il était coutumier de graver sur le rabat un proverbe russe. Le sel corrodant l’argent, le rabat et l’intérieur de la chaise étaient parfois plaqués en or. Certaines furent réalisées avec l’incorporation d’émaux de différentes couleurs. De différents styles, mais toujours incorporant le concept de l’isba, les dimensions de ces chaises à sel étaient de l’ordre de 6 à 10 centimètres de hauteur. Lors du repas qui suivait, la chaise à sel était alors posée à un bout de la table, auprès de l’invité le plus important.

Iconographie : chaises à sel

Je reproduits ci-dessous deux chaises à sel anciennes de ma collection personnelle caractéristiques de cette tradition russe très riche en symbolisme, fabriquées sous le tsar Alexandre III (1845-1894). Malgré la longue période passé en Russie et en Asie Centrale, ce sont les deux seuls objets que j’ai pu trouver, tant ils sont rares et recherchés.


Le dossier de la chaise à sel symbolise la toiture de l’isba, maison traditionnelle russe, décrite précédemment.  Sur le dossier même, des chevrons rappellent cette structure, avec en exergue un monogramme, sans doute celui de la famille propriétaire de cet objet.  Sur le rabat texte en slavon [7]:Collection Claude F. Maurel

« Un dîner sans sel ni pain n’est qu’un dîner à moitié consommé« 

Objet fabriqué par le maître-orfèvre russe Kiyveri Abraham Henrikson (Кийвери Абрагам Хенриксон) d’origine finlandaise. 1850-1883 Poinçon 1880  Saint George Moscou – Maître-essayeur [8] Alexander Dimitri (Александров Дмитрий 1844-1886 Poinçon Д.A.

Caractéristiques : Argent – hauteur 10,5 cm – largeur 5,5 cm – Poids 127 grammes

Poinçons d’orfèvre russe avec date de fabrication : 1880

 

Collection Claude F. Maurel         Vue arrière de la chaise à sel

Chaise à sel ancienne (1862) en argent avec décor floral et inscription avec caractères cyrilliques sur le rabat.  La toiture de l’isba est symbolisée par la partie supérieure crénelée et par les deux ouvertures sur le dossier qui sont les fenêtres d’une habitation : symbole de l’ouverture vers l’extérieur. Voir la mention précédente (Окно, la fenêtre, de Око, l’œil). Sur le rabat une inscription en slavon :

« Mange ton pain avec le sel, mais dis franchement la vérité« 

Objet fabriqué par le maître-orfèvre russe Viktor Savinkov  (Савинков Виктор) 1855-1888

Poinçon B.C 1862  Saint George Moscou – Maître-essayeur Vasilev A.  (Василъев А.) 1858-1863 Poinçon AB.

Caractéristiques : Argent – hauteur 7 cm – largeur 7 cm – Poids 108 grammes

Images de chaises à sel en émail provenant de collections privées, et vendues aux enchères à l’international atteignant des prix de vente de € 3.000 à 5.000, voire plus, lorsqu’il s’agit d’un objet sorti des ateliers de Fabergé.

« Chaise à sel » en vermeil avec émaux, surmontée de l’aigle bicéphale impérial russe « Chaise à sel » en vermeil avec émaux par l’orfèvre russe Ovchinnikov, Moscou, 1891

Références : « L’orfèvrerie et la bijouterie russe au XV-XX siècles » – Edition NAUKA Moscou 1983

–        Maître-orfèvre Kiyveri Abraham Henrikson

–        Maître-essayeur Alexander Dimitri

–        Maître-orfèvre Viktor Savinkov  (Савинков Виктор) N°2111

–        Maître-essayeur Vasilev A.  (Василъев А.) N°2154

 

Poinçons russes: Aux XVIII et XIX ème siècles, dans toutes les villes de Russie, les pièces d’orfèvrerie étaient soumises obligatoirement aux quatre poinçons suivants:

  1. Poinçon de ville (armoiries)
  2. Poinçon d’essai (initiales de l’essayeur et la date)) régulièrement inscrit dans un écusson rectangulaire
  3. Poinçon du maître-orfèvre contenant se initiales (deux ou trois lettres), parfois le nom en entier. Les fournisseurs de la cour rajoutaient un aigle impérial dans un cercle ou ovale
  4. Poinçon de titre/

La culture d’un peuple, dans ses traditions et ses pensées, demeure éternelle au fil des générations.

 

Claude-Frédéric Maurel.

 

[1] Svarog est le dieu du Soleil, du ciel, du feu dans la mythologie slave

[2] Isba : Habitation des paysans russes, faite de rondins empilés horizontalement et équarris seulement sur la face intérieure.

[3] Référence RBTH 12 avril 2014, Faina Chatrova, Russkaya semerka

[4] Voir l’excellent article « La symbolique de l’isba russe » par Albert Baïbourine publié dans  La Revue Russe Paris 1995

[5] Un moujik (du russe Муж signifiant homme) était un paysan de rang social peu élevé dans l’Empire russe, comparable à un serf.

[6] Fabergé, Alexander Josifovich Fuld (Moscow 1862-1917), Ovchinnikov, Artemi Vasilev Blochin, Victor Savinkov, Alexander Fuld, Moscow 1890….

[7] Slavon (словѣньскъ, d’un mot slave signifiant « parole ») : langue slave la plus ancienne qui soit attestée qui se réfère à plusieurs langues éteintes ou actuellement en usage liturgique.

[8] Un essayeur est un officier de la Monnaie qui fait l’essai et reconnaît le titre des métaux que l’on veut employer, ou qui ont été fabriqués. Les essayeurs de matériaux examinent les matériaux et pièces à usiner et peuvent en modifier les propriétés par des procédés technologiques. Les essayeurs de matériaux disposent des connaissances de base du travail des métaux. Leurs connaissances précises des étapes antérieures de la production et de l’usinage leur permettent d’analyser les causes des défauts détectés et d’obtenir ainsi des indications sur les possibilités de supprimer les sources de ces défauts.

Commentaires concernant : "L’offrande du pain et du sel" (2)

  1. Nicole Vanbesien-Dupont a écrit:

    c’est un très bel article , les boîtes à sel sont ravissantes surtout celles

    de Fabergé ; en Provence aussi on faisait des boîtes à sel , mais en bois

    car d’usage courant . Le sel était précieux , je voudrais savoir s’il venait

    de mines ou bien de l’eau de la mer .Et pourquoi l’aigle est-il bicéphale

    et est-il encore d’usage symbolique en Russie ?

    • Picard la Fidelite a écrit:

      Bonjour,
      Pour repondre a votre question, le sel en Russie est dans sa tres grande majorite d’origine miniere.
      Pour ce qui est l’aigle bicephale, oui, il est en effet toujours d’usage en Russie.
      Cordialement votre .
      Laurent Bourcier

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