L’affaire Rivière

Le Petit Journal du 10 aout 1868

Cour d’Assises de Carc (Aude)

Audience du 8 aout 1868

Le souffre-douleur

Un drame dans un four; L’ouvrier et l’apprenti; La raison du plus fort; Dramatiques détails.


La Cour d’Assises de l’Aude est appelée à juger une affaire des plus extraordinaires.
Voici les faits qui résultent de l’acte d’accusation: Jacques Pierre Boulet, âgé de vingt-deux ans, entra , le 25 mai dernier, en qualité d’apprenti chez le sieur Gabriel Cros à Narbonne. Il s’y trouva en communauté de travail avec le sieur Rougé, premier ouvrier, et le nomme Barthélemy Rivière, âgé de dix-huit ans, admis depuis peu de jours dans cette maison.


On y apprécia la docilité et la douceur de caractère de Pierre Boulet; sa timidité et sa réserve contrastaient avec les instincts violent de Rivière. Celui-ci s’étant aperçu que Boulet était vu de bon oeil par leur patron, en conçut de la jalousie.
Aussi chercha-t-il à molester de toute manière le nouvel apprenti; il le tourmentait sans relâche.
La patience de Boulet ne put se lasser; dans la nuit du 30 au 31 mai, ce jeune homme n’étant pas descendu assez tot de la chambre qu’il occupait chez Cros, Rivière alla le réveiller en versant dans son lit le contenu d’un vase rempli d’eau, puis il plaça sur un degrés de l’escalier un rouleau qui devait déterminer la chute de Boulet dès que ce dernier l’aurait touché du pied dans l’obscurité. Cette méchante prévision se réalisa; mais Boulet se borna à prier Rivière de cesser ses mauvais procédés. Il se mit au travail.
 

Quelques instants après, Barthélemy Rivière adressa une observation à l’apprenti. Celui-ci ayant répondu qu’il ne devait obéir qu’au premier ouvrier, recut sur la figure un violent coup de poing. Sans proférer une parole, il fut saisi d’un tremblement. Rougé dit alors à Rivière: Comment! Vous n’avez pas honte de le battre?
Boulet allait reprendre son travail, lorsque sous aucun prétexte, son agresseur lui porta au visage un second coup de poing plus violent encore que le premier. Il ne se défendit pas davantage, mais il trembla et pleura comme un enfant.

 

Un patron, ses deux ouvriers et l’apprenti (inconnus)

Bien qu’il connût la fâcheuse attitude de Rivière vis-à-vis de son apprenti, le sieur Cros n’avait pas cru nécessaire de congédier le premier; il s’était toutefois promis de le renvoyer dès que Boulet serait en mesure de lui rendre d’utiles services. Mais en apprenant le 31 mai les faits qui s’étaient passés la nuit précédente, il se décida aussitôt à expulser Rivière. Avant de partir, celui-ci monta dans sa chambre pour prendre ses effets de vestiaire; une servante l’entendit au moment où il croyait ne parler que pour lui seul: Tu me le paieras!
Elle fut frappée de cette menace, évidemment à l’adresse du jeune homme qu’il regardait comme la cause de son expulsion. Il avait, du reste, si peu de regret des violences qu’il lui avait fait subir, que, le 31 mai, il s’en venta en présence de plusieurs ouvriers boulangers qui ne purent contenir leur indignation.

À la nouvelle de la mesure prise par son patron, Boulet ne dissimula point son contentement. Il l’exprimait le soir à ses parents, qui demeurent non loin de la maison Cros; il était heureux de continuer son apprentissage sous la direction de son patron et de l’ouvrier Rougé. Aucune triste préoccupation ne l’animait donc, lorsque le 31 mai, vers neuf heures du soir il quitta sa famille. Il passa devant la porte du sieur Cros et dit à la servante qui était sur le seuil du magasin, qu’il allait faire un tour de promenade, et qu’il rentrerait bientôt pour pétrir le levain.


À dix heures cependant, il n’était pas encore de retour à la boulangerie. Le sieur Cros l’attendit. Après que dix heures et demie eurent sonnés, il alla se coucher, mais il recommanda à la veuve Raynaud, dite Marcou, d’attendre encore quelque temps la rentrée de l’apprenti, afin de lui ouvrir la porte . À onze heures moins un quart, cette femme, n’ayant pas vu arriver Boulet, monta à son tour dans sa chambre; il était onze heures quand elle se coucha; elle n’entendit pas cependant ouvrir la porte extérieure. Le bruit qu’on aurait fait en l’ouvrant ne lui aurait pas échappé, vu la disposition des lieux; pas plus qu’aux mariés Cros, qui n’entendirent, de leur coté, entrer personne. Jusqu’après onze heures, la porte de la maison n’a donc pas été ouverte.

D’ailleurs, Sébastien Rougé, qui préparait les levains, atteste qu’il était plus de onze heures lorsqu’on frappa à la porte. Il était seul debout alors; les maitres et les servantes étaient couchés; il achevait à peine son travail, qu’il avait conduit avec lenteur, espérant toujours voir rentrer l’apprenti. Il devait être près de onze heures et demie lorsqu’on heurta à la porte. On l’avait invité à aller ouvrir au jeune Boulet, que l’on croyait s’être attardé. Il introduisit, en effet, dans la maison celui qui avait frappé, mais ce n’était point l’apprenti; à la place se présentait Barthélemy Rivière. Rougé en fut surpris. Rivière venait, disait-il, dans l’espoir qu’on ne lui refuse pas la faveur de passer une dernière nuit dans la chambre qu’il occupait encore la veille. Après avoir parlé de Pierre Boulet, du fainéant qui avait eu sans doute peur du travail, les deux ouvriers s’étaient livrés ensemble aux occupations de la nuit.
À deux heures du matin, le patron se leva; il fut très étonné de voir Rivière dans sa boutique et d’apprendre que Boulet n’était pas rentré. Cette coïncidence le trouble; il n’adressa pas la parole à Rivière, mais il remarqua qu’ à chaque fois qu’il dirigeait son regard vers lui, celui-ci était toujours appliqué à observer ce qu’il faisait ou ce qu’il disait à Rougé . Pendant toute la nuit, il ne put s’empêcher de réfléchir à l’absence de Boulet, si satisfait le veille, de pouvoir désormais continuer en paix son apprentissage, jusque-là si pénible.

Dans la matinee du 1er juin, poursuivi par un sinistre pressentiment, il se hâta d’aller chez le sieur Boulet père. Lorsqu’il sut que le jeune homme n’avait pas reparu dans sa famille, il sentit s’accroitre ses apprehensions. La soeur de Pierre Boulet s’écria: « Mon Dieu! il lui sera arrivé quelque chose! »

 

Le sieur Cros revint chez lui et invita l’une de ses domestiques à monter dans la chambre de Rivière, qui n’était pas encore levé, pour savoir de lui s’il n’avait pas rencontré Boulet. Il suivit lui-même la servante pour entendre la réponse. Rivière se borna à balbutier quelques mots inintelligibles.
Vers dix heures du matin, il alla avec le sieur Boulet, déclarer à la police la disparition du fils de ce dernier. Les soupçons dont, dès ce moment, Barthélemy Rivière était l’objet, produisirent une telle impression sur les esprits , qu’il fut aussitôt arrêté et mis à la disposition du procureur impérial, et on lui reprocha immédiatement d’avoir jeté son camarade dans le canal de la Robine.

Cependant, les plus actives recherches furent faites pour retrouver Jacques Pierre Boulet. Elles étaient demeurées sans résultat, lorsque, le 4 juin, vers quatre heures du matin, ce pressentiment se justifia d’une manière complète. Un cadavre fut aperçu dans le canal de la Robine, en amont de Narbonne, à un kilomètre environ des murs de cette ville, près de l’Écluse du moulin du Gua. C’était le corps de l’apprenti du boulanger Cros.

Moulin du Gua et son écluse

Le docteur chargé de l’examen médicolégal constata, outre les traces de deux coups reçus par Boulet dans la nuit du 30 au 31 mai, plusieurs autres lésions du même aspect sur le front, le nez, les lèvres, le menton et la joue droite : ces lésions avaient été causées pendant la vie ; l’autopsie en procura la preuve décisive. Le jeune homme n’avait cependant pas succombé à ces violences ; sa mort doit être attribuée à l’asphyxie par submersion. L’homme de l’art à déclaré, d’un autre côté, d’après l’état des aliments renfermés dans l’estomac, que la mort était survenue deux heures et demie ou trois heures après le repas.
Jean-Pierre Boulet avait soupé, vers sept heures et demie du soir, le 31 mai ; le crime a donc été commit ce même soir, entre dix et onze heures du soir.

L’instruction a recherché avec soin qu’elle avait été l’emploi du temps pour l’accusé pendant cette partie de la soirée. Depuis sa sortie de la maison Cros, dans la matinée du 31 mai, jusqu’à dix heures du soir, il indique très exactement les lieux qu’il a visité. Il est entré vers dix heures du soir, près de la porte Sainte-Catherine, au café Tivoli. Puis, il a franchi cette porte, a bu une tasse de the au café de l’Univers, et s’est promené, vers dix heures du soir, sur la place de l’Hôtel de Ville.

Jean-Pierre Boulet, de son coté, ayant rencontré, vers neuf heures et quart, après avoir quitté sa famille, le sieur Boutet, son ami était allé avec lui au café Azam : il l’avait invité à boire une bouteille de bière. Au moment d’en payer le prix, il avait constaté qu’il n’avait pas sur lui la somme suffisante. Boutet avait dû parfaire le règlement.
L’apprenti avait accompagné son ami à son domicile, en disant qu’il rentrait aussitôt chez son patron pour pétrir le premier levain. Il était alors neuf heures trois quarts. On ne l’a plus revu vivant. Après s’être séparé de Boutet, il dut, nécessairement, pour revenir chez Cros, traverser la place de l’Hôtel de Ville, où l’accusé se trouvait au même moment.


Barthélemy Rivière a été, à plusieurs reprises, invité à se disculper en expliquant l’emploi de son temps, de dix heures à onze heures et quart il s’est obstiné, ne pouvant répondre à cette question, à s soutenir qu’il était allé chez Cros à dix heures cinq, dix heures dix minutes. Sa prétention est formellement démentie par le boulanger, sa femme, ses deux servantes et par l’ouvrier boulanger Rougée

Pierre Boulet était assurément ; bien loin de toute pensée de suicide ; la mort, d’après le rapport médico-légal peut être attribuée à un accident, dont toutes les circonstances de la cause écartent d’ailleurs la possibilité. Un crime seul peut expliquer sa mort. Il n’avait qu’un ennemi, Barthélemy Rivière. L’irritation de celui-ci était depuis le matin, portée a son comble. Pierre Boulet a été tué à l’heure même où l’accusé, dont tous les actes du jour sont connus, ne peut plus être suivi par l’instruction, peu de temps après le moment où ils ont dû se rencontrer sur la place de l’Hôtel de Ville. Il a été facile à Rivière, en recourant peut-être à une feinte réconciliation, d’attirer son compagnon dans le lieu écarté où a été commis l’assassinat et d’assouvir ainsi sa vengeance.
Ces circonstances le désignent manifestement comme l’auteur de ce crime.

Jacques Pierre Boulet est né le 6 mars 1846 à Bédarieux dans l’Hérault, fils de Jacques Boulet, ferblantier et de Martine Castel sans profession.
Barthélemy Rivière originaire de Rennes-le-Château, né vers 1850, mais non retrouvé dans l’état-civil de la commune, malgré la présence d’une famille Rivière à cette période.

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

Commentaires concernant : "L’affaire Rivière" (3)

  1. Juan Esteban Rivière a écrit:

    Re-Bonjour, l’histoire de mon arrière-grand-père fait-elle partie du livre? Je veux vous dire que j’ai une copie de la sentence de Carcassonne, où je pourrais vérifier les noms de mes ancêtres. J’aimerais aussi pouvoir raconter tout ce que mon arrière-grand-père a fait après avoir purgé sa peine. C’est une histoire incroyable. Merci beaucoup!

  2. Laurent Bourcier a écrit:

    J’ai le plaisir d’informer nos amis lecteurs que nous sommes rentres en contact avec M Riviere, domicilie en Argentine. Grace a sa gentillesse, une biographie tres interressante sera prochainement publiee sur le CREBESC.
    Merci M Riviere!
    Picard la Fidelite

  3. Juan Esteban Rivière a écrit:

    Bonjour, je suis Juan Rivière, arrière-arrière-petit-fils de Barthelemy, le personnage terrible de l’histoire. Je voudrais entrer en contact avec qui correspond, j’aimerais en savoir plus sur cette période. J’écris d’Argentine, Barthelemy est arrivé ici en 1884. Cordialement

Envoyer un commentaire concernant : "L’affaire Rivière"