Couronne d’épines

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Aujourd’hui, nous allons découvrir la couronne d’épines des Compagnons boulangers du Devoir. Ce sujet, à ma connaissance, n’a jamais été étudié, principalement par manque de documentation. Ces lignes n’ont pas la prétention de constituer une étude approfondie, mais je pense qu’elles ont le mérite de poser des fondations dans la perspective d’un travail bien plus important.

La couronne d’épines est un symbole bien représenté chez les Compagnons boulangers. Au milieu du XIXe siècle, nous observons en effet la couronne d’épines sur :

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La marque secrète, le passeport du compagnon,

mise en place vers 1843-1845, dessinée par Parisien la Prudence

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Le cachet de la cayenne de Bordeaux “L’Union Fraternelle”, mouvement scissionnaire donnant naissance a une seconde cayenne à Bordeaux, de 1852 à 1856 

Au sommet de quatre lithographies de Compagnons boulangers :

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« Delivré par nous Gabriel LAROCHE, dit Périgord l’Aimable Conduite et Edouard GUYONNET dit Poitevin l’Aimable Courageux C.B.D.D. / “Lith. d’Achille Tiget à Orleans / Déposé / Ach. Tiget del. et lith. 1848″

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Lithographie éditée par l’imprimerie Godfroy à Saumur et dessinée par Jehan Marchant. Ce dessinateur et cet imprimeur sont connus pour avoir produit des estampes dans les années 1850-1852, ce qui situe l’estampe dans les années 1850.

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« Lith. de Mme Tiget, rue du Boeuf St Paterne, 3, à Orléans ; délivré par COULON Adolphe, dit Champagne l’Ami de l’Honneur, compagnon boulanger D.D. 1854″.

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« Immortel souvenir à N.B. Mère Jacob et à son fils E.V. ».1868.

Donc la présence de la couronne d’épines sur le passeport compagnonnique, un cachet de cayenne, et sur les trois lithographies les plus répandues chez les Compagnons boulangers démontre bien l’attachement des Compagnons boulangers à celle ci.

La couronne d’épines a autorité chez les Compagnons boulangers, plus que dans toute autre corporation.

Nous pouvons lire aussi dans un article de presse datant de 1911, sous la plume d’un journaliste blaisois rapportant le centenaire des Compagnons boulangers à Blois :

“Il y en a de très convaincus ; d’autre le sont moins, l’un d’eux m’explique qu’il y a des rites qu’il regrette dans les épreuves d’initiation, le “chemin de croix et la couronne d’épines, par exemple, d’autant que cette dernière vous pique de façon désagréable”, déclare-t-il. »

Cette couronne d’épines est bien celle du Christ mort sur la croix, sa présence sur les documents des Compagnons boulangers à cette époque démontre que bien qu’étant nés selon eux en 1810-1811, ils ont puisé dans l’héritage de leurs pères du XVIIIe siècle, celui des sociétaires ou autres ouvriers boulangers formés en groupements et faisant le tour de France. Or, au XVIIIe siècle, la religion est de mise et sert de support aux rites et symboles des sociétés.

Pourtant, par la suite, il semble que la couronne d’épines du Christ n’ait plus eu la même faveur au sein des Compagnons boulangers…

En effet, dans plusieurs catéchismes datant de 1840 à 1855, nous découvrons la légende de Gaëtan, le Maître qui succéda à Maître Jacques après son assassinat.

Que nous dit cette légende ?

Que Maître Jacques, sentant sa mort venir, choisit parmi ses disciples un homme fort, intelligent, réfléchi, afin de lui succéder… Ce fut Gaëtan.

Celui-ci avait sur lui une couronne d’épines qu’il avait confectionnée avec des végétaux extraits des marais lors de la première tentative d’assassinat de Maître Jacques.

Gaëtan, pour méditer, se retirait bien souvent dans le massif de la Sainte-Baume où avait été assassiné son Maître, et se coiffait de cette couronne d’épines pour se rappeler les souffrances que ce dernier avait enduré lors de sa mort…

La particularité de cette couronne était d’être constituée de 24 grosses épines, et chacune d’elles correspondait aux Maîtres qui allaient dans l’avenir succéder à Gaëtan après son assassinat lui aussi…

Tout les Maîtres qui ce succédèrent périrent assassinés eux aussi…

Nous rencontrons quelques variantes, selon les catéchismes, sur les noms des disciples.

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Extrait d’un catéchisme manuscrit de 1853, par Barthélémy TABOURIECH, Languedoc la Clef du Devoir (né le 27 novembre 1829 à Saint-Pons-de-Thomières, reçu à Troyes à la Toussaint 1851), les noms des Maîtres successeurs de Gaëtan, et l’épine qui leur est attribuée. L’on remarque que les initiales aux côtés des épines sont écrites avec un alphabet codé, c’est l’alphabet compagnonnique/maçonnique, cet alphabet sera présenté et étudié dans un article ultérieur.

Pourquoi les Compagnons boulangers ont-ils cherché à « détourner » cette couronne, l’enlever de la tête du Christ, pour la déposer sur la tête d’un successeur de Maître Jacques ?

Je me risque à présenter l’hypothèse suivante : Ce déplacement répond à un besoin des Compagnons boulangers de déchristianiser leur compagnonnage. Ils veulent ainsi répondre à la fois à une fraction de leur société qui souhaite voir disparaître la couronne d’épines car trop lié à une confession religieuse, et à une autre fraction, plus conservatrice, qui souhaite absolument le maintien de cet emblème chrétien.

Le témoignage de ce vieux Compagnon boulanger interviewé à Blois en 1911, regrettant la couronne d’épines et le chemin de croix, démontre qu’il a bien eu abandon. On peut le situer au milieu du XIXe siècle.

Le second élément qui conforte cette hypothèse est la présence de cette couronne sur le cachet des scissionaires de la cayenne de Bordeaux en 1852-1856. Ces Compagnons boulangers mécontents ont forcément choisi pour leur cachet un symbole fort et qu’il leur était cher.

Ils l’affichent face à une autre fraction de Compagnons qui, eux, ont peut-être déjà abandonné la couronne d’épines.

Avec la légende de Gaëtan, la couronne est toujours là, à la satisfaction des conservateurs, le Christ disparaît à la satisfaction des rénovateurs…

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité C.P.R.F.A.D.

Commentaires concernant : "Couronne d’épines" (1)

  1. Laurent BASTARD a écrit:

    L’article très intéressant de Laurent BOURCIER sur la couronne d’épines et notamment sur celle de Gaetan, qui en comportait 24, conduit à s’interroger sur les éléments qui ont inspiré cette légende. Il paraît clair qu’il s’agit de la transposition d’une tradition chrétienne où sont associés les 72 disciples du Christ et les 72 épines de sa couronne.

    Voyons d’abord la relation entre le nombre de disciples et celui des nations à évangéliser, qui figure dans l’Evangile selon saint Luc.

    Mgr Jean-Joseph GAUME a clairement expliqué cette relation dans : « Biographies évangéliques » ; t. II : Saint Tychique (1893) :
    P. 247-248. « VI. Les Grecs font de saint Tychique un des soixante-douze disciples de Notre-Seigneur ; mais leur témoignage ne repose sur aucune preuve, et, puisque l’occasion s’en présente, donnons quelques détails sur les soixante-douze disciples. Leur existence est certaine. L’Evangile le révèle ; mais c’est tout. « Le Seigneur, dit Saint Luc, choisit encore soixante-douze autres disciples, et les envoya deux à deux devant lui, devant toutes les villes où il devait aller. Et il leur disait : « La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers ; priez le maître de la moisson qu’il envoie des ouvriers en sa moisson. » « Et les soixante-douze disciples revinrent avec joie, disant : « Seigneur, les démons mêmes nous sont soumis en votre nom. »
    VII. Pourquoi soixante-douze disciples, ni plus ni moins ? La raison en est facile à comprendre. Comme lui-même le dit, le Verbe incarné était venu pour changer en réalités toutes les figures de l’ancienne loi. Or, dans l’ancienne loi, il y avait douze patriarches, chefs des douze tribus d’Israël. Pour les aider dans le gouvernement du peuple, Moïse choisit six vieillards par tribu, par conséquent soixante-douze vieillards, qui composaient comme le sénat de la nation. Cet ordre de choses subsista jusqu’à Notre-Seigneur ; car le Sanhédrin ou grand conseil des juifs se composait de soixante-douze membres.
    VIII. Afin de réaliser ce gouvernement figuratif en le faisant passer dans la nouvelle loi, Notre-Seigneur choisit 12 Apôtres, pour être comme les chefs de toutes les tribus du peuple chrétien, et soixante-douze disciples, pour les seconder dans leur mission.
    Les plus savants interprètes de l’Ecriture donnent une raison de plus de ce nombre mystérieux. Les soixante-douze disciples, disent-ils, correspondent aux soixante-douze nations du monde entier, entre lesquelles fut divisé le genre humain, à la tour de Babel, comme si le Seigneur avait voulu donner pour gardien et protecteur à chaque nation, un de ses disciples.
    IX. Ainsi, les soixante-douze disciples, qui représentent les prêtres, sont inférieurs aux évêques qui représentent les douze Apôtres. Quant au nom des soixante-douze disciples, on ne les connaît pas.
    La tradition en nomme quelques-uns, mais un peu en hésitant. Tels sont les sept premiers diacres : saint Mathias, Marc, Luc, Juste, Barnabé, Appelle, Rufus, Anaxias, Aristion, Maximin. Quoi qu’il en soit, il est certain que tous furent les ardents coopérateurs des Apôtres dans l’évangélisation du monde et que leur conduite fut toujours conforme à leurs paroles. Car, pour éloigner d’eux tout danger et tout soupçon, Notre-Seigneur, par un trait de sagesse digne de lui, leur prescrit pour règle invariable de n’aller jamais seul. Malheur à celui qui est seul, dit le Saint-Esprit : Vae soli. »

    Voyons ensuite comment s’est établi un lien entre les disciples, les nations et les épines.

    En 1683, le R.P. Jacques NOUET, de la Compagnie de Jésus, l’explique dans : « L’Homme d’oraison (…), seconde partie, depuis la Septuagésime jusqu’à Pâques » ; Paris, chez François Muguet, p. 121 :

    « Soixante-neuvième méditation pour le vendredi. Jésus est couronné d’épines. (…)
    Remarque. Quelques-uns estiment que cette couronne était faite de jonc marin, qui n’a qu’une pointe, mais aiguë, qui perce comme des aiguilles.
    Les autres disent, plus probablement, qu’elle était de branches d’épines qui en ont plusieurs ; et il est aisé de le conjecturer par les sacrées reliques de cette couronne qu’on révère en diverses églises, et surtout à la Sainte-Chapelle de Paris.
    St. Vincent Ferrier lui donne soixante-douze pointes, nombre qui répond à celui des nations qui partagèrent le monde à la division des langues, pour montrer que Jésus a porté sur lui tous les péchés des hommes. »

    La relation entre les 72 épines, les 72 nations, le partage du monde en nations à évangéliser et le partage des épines de la Vraie Croix conservée à la Sainte-Chapelle de Paris est encore explicitée en 1867 par Henri de GUINAUMONT dans « La Terre-Sainte (…) » tome I ; Paris, Charles Douniol, p. 159 :

    « La Sainte couronne d’épines. On trouve autour des murs de Jérusalem des arbustes épineux nommés « paliuri spinae Christi ». On pense que ce fut avec les rameaux flexibles de cette sorte d’arbuste que fut tressée la couronne d’épines de N.S. Cette opinion cependant n’a pas été acceptée par tous les auteurs (…) ». P. 162 : « Saint Vincent Ferrier (Sermons de la Passion) dit que la couronne d’épines avait soixante-douze épines, nombre qui répond à celui des nations qui partagèrent le monde lors de la confusion des langues ; pour montrer que J.-C. a porté sur lui tous les péchés du monde (…). Une partie des rameaux dont la Sainte Couronne était composée et toutes les épines qui l’entouraient ont été successivement détachées, et même divisées, et ont enrichi un grand nombre d’églises. »

    Conclusion : l’inventeur des 72 épines de la couronne d’épines du Christ est saint Vincent FERRER. Né à Valence (Espagne) en 1357, mort à Vannes (France, Morbihan) le 5 avril 1415, canonisé en 1455. « Religieux dominicain que ses vertus chrétiennes, ses talents et ses rares qualités ont rendu l’homme le plus respecté de son siècle ». selon Gabriel PEIGNOT dans ses « Predicatoriana ou révélations singulières et amusantes sur les prédicateurs » (1841).

    Il a le premier donné le nombre de 72 épines pour signifier que la rédemption du Christ concernait toutes les nations du monde, qui étaient de 72 douze depuis la division des langues qui suivit la construction de la tour de Babel.

    Ensuite, d’autres correspondances ont été établies par des commentateurs et des théologiens, notamment avec les 72 disciples cités dans les Evangiles (mais ce nombre est aussi à mettre en relation avec les nations : Jésus fait porter sa parole à toutes les nations du monde par ses disciples).

    On voit bien les liens qui s’établissent entre tous ces chiffres et que l’idée du partage, ou plutôt de la diffusion, est toujours présente : les 72 épines sont les 72 divinités des 72 nations païennes que vont évangéliser les 72 disciples du Christ. Et ces 72 disciples sont inspirés des 72 vieillards chargés, sous la direction des 12 patriarches, d’administrer les tribus d’Israël.

    On remarquera que cette tradition était également bien présente au sein d’une société initiatique analogue aux compagnonnages, celle des Bons Cousins Charbonniers.
    SAINT-EDME dans « Constitution et organisation des Carbonari ou Documents exacts sur tout ce qui concerne l’existence, l’origine et le but de cette société secrète » ; Paris, Peytieux, 1822, donne notamment un
    extrait du catéchisme du second grade :

    « D. De quoi était la couronne de notre Bon Cousin Grand Maître de l’Univers ?
    R. De joncs marins.
    D. De combien d’épines était-elle composée ?
    R. De soixante-douze.
    D. Que signifie ce nombre de soixante-douze ?
    R. Les soixante-douze disciples de notre Bon Cousin Grand Maître de l’Univers. »

    Tout ceci est un peu long, mais permet de savoir où les compagnons boulangers (et les autres) ont puisé pour se constituer un légendaire propre à valoriser des idées et une morale. Car il ne faut jamais hausser les épaules en considérant que ces légendes sont absurdes et ridicules, mais bien se pénétrer qu’elles sont le reflet d’un contexte (ici religieux) et qu’elles servent de support à la transmission d’une morale.

    Peu importe au fond qu’elles aient été inspirées à une époque par le christianisme, puis la franc-maçonnerie, ou d’autres courants spirituels : ce ne sont que des « matériaux » réagencés par et pour les seuls compagnons. Du fait même qu’elles intègrent le Devoir, elles deviennent compagnonniques et perdent leur nature originelle chrétienne ou maçonnique.

    Ainsi, elles démontrent la capacité des compagnonnages à innover tout en s’appuyant sur les traditions du passé et de leur environnement. C’est cette étonnante capacité d’auto-régénération qui leur a permis de traverser les siècles…

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